
Visite aux puits de pétrole pennsylvanien de Schwabwiller (juin 1870)
Le pétrole de Schwabwiller, liquide comme celui de Pennsylvanie,
avait été découvert en 1830 à une vingtaine de mètres de profondeur,
par Auguste Mabru, un petit-fils d'Antoine Le Bel, le repreneur du
Pechelbronn.
Une concession de 11,30 km2, accordée fin 1841, lui permit ensuite de
l'exploiter. Mabru s'était alors associé à la Compagnie du bitume
élastique Polonceau, fondée par le concepteur du pont métallique
St-Thomas de Strasbourg.
Mais cette compagnie fit faillite et Mabru revendit sa concession en 1848.
En 1865, à en croire le Dictionnaire de Jacques Baquol, le puits de
Schwabwiller n'était plus qu' « un trou de sonde à l'orifice duquel on
voit nager un bitume mélangé avec de l'eau, et qu'il est facile de
recueillir».
Mais l'année suivante, l'abbé Pierre Théophile Richard (1822-1882),
hydrogéologue et sourcier alors fort réputé, fit «une étude approfondie
des terrains qui constituent la commune de Schwabwiller », et se mit à
indiquer « de
la manière la plus précise plusieurs points où il affirme qu'on
trouvera des sources de pétrole dans des conditions très avantageuses
d'exploitation » (1).
Il ne fut pas long à être entendu. MM. Anselme et Bénier, aidés du
jeune ingénieur des mines Sanyas, fondèrent alors l'éphémère Compagnie
des pétroles français (à ne pas confondre avec la Compagnie française
des pétroles, l'ancêtre de Total).
Ils procédèrent à Schwabwiller à plusieurs sondages, tous fructueux, à
60 m de profondeur et reprirent donc l'exploitation du gisement.
Charles Müller fils, ancien préparateur de chimie à l'Ecolede pharmacie
de Strasbourg, vint les visiter en juin 1870,
à deux mois à peine du début de la guerre francoallemande. Il en ramena
ce reportage enthousiaste paru dans Le Courrier du Bas-Rhin.
La Compagnie des pétroles français ne pouvait évidemment rester dans
l'Alsace redevenue allemande. La concession fut alors reprise par la
banque Bleichröder, qu'avait fondée le baron Gerson von Bleichröder
(1822-1893), le banquier juif de Bismarck,
des Hohenzollern et de l'Etat prussien. Celui-ci venait de
négocierjustement avec la France les modalités du versement de
l'indemnité de guerre de 5 milliards de francs-or à l'Allemagne.
Nous possédons en Alsace, dans le département du Bas-Rhin, une mine que
des explorateurs hardis, guidés par leurs connaissances géologiques,
sont venus mettre en exploitation depuis l'année dernière, dans des
proportions dignes d'une telle industrie.
Dans une immense prairie bordée par une petite rivière nommée la
Sauerbach, qui longe la forêt de Haguenau, le touriste aperçoit la
fumée de plusieurs cheminées d'usine. C'est là en effet qu'après une
série de sondages intelligemment dirigés et qui leur
ont révélé la présence de gisements considérables d'huile de pétrole
d'une fluidité remarquable, des hommes d'initiative viennent de fonder
une exploitation, dont l'importance se développe rapidement de jour en
jour.
Les gisements d'huile explorés jusqu'à présent se trouvent situés à une
profondeur qui ne dépasse pas 60 m du sol et leur exploitation se fait
au moyen de puits, au fond desquels sont pratiquées des galeries en
pente, destinées à faciliter l'écoulement du pétrole. Les mineurs,
munis de lampes semblables à celles qu'on emploie dans les mines de
houille, descendent chaque jour dans les puits, au moyen d'ascenseurs
pourvus de puissantes machines à vapeur, qui font également le service
de la ventilation.
C'est dans le terrain tertiaire dit Miocène, que se trouvent ces
gisements d'huile, qui paraissent être concentrés dans un périmètre de
1 130 ha, concédés pour cette exploitation, qui n'a encore été faite
que sur moins d'un tiers d'hectare, et qui a cependant produit déjà un
million de litres d'huile. Je vous laisse à penser ce que pourra donner
un jour toute cette vallée qui s'étend jusqu'au Rhin, sur une longueur
de douze kilomètres.
Il ne faut surtout pas confondre les mines de schistes et de bitumes
qui sont exploitées d'une manière si intelligente à Lobsann et à
Bechelbronn avec les gisements de pétrole de la vallée de Schwabwiller.
Les premières donnent des produits peu ou point chargés d'huile à
brûler, tandis que Schwabwiller ne donne que cela, et chose curieuse à
noter, c'est en cherchant du bitume qu'on a trouvé le pétrole à
Schwabwiller.
Les huiles brutes noires, retirées des puits donnent 90 % d'huile
rectifiée blanche, prête à être expédiée. Les sables eux-mêmes
renferment encore 5 % d'huile et en donneraient-ils 2 % seulement, que
les frais seraient déjà couverts pour leur traitement.
A la tête de cette phalange de vaillants pionniers marchent deux hommes
de mérite, MM. Anselme et Bénier, qui à la courtoisie toute parisienne
avec laquelle ils savent faire les honneurs de Pétrolia (s'ils me
permettent de baptiser ainsi leur villa) joignent
une intrépidité digne du Yankee pour vaincre les obstacles que leur
offrent quelquefois la nature et souvent les hommes. Ils sont secondés
par un jeune ingénieur des mines, M. Sanyas, qui possède deux qualités
rarement alliées, la science et la modestie.
Appeler sur un terrain autant de travailleurs que possible, arracher en
vingt ans à la terre ce qu'on ne lui demande aujourd'hui que dans cent
ans, déplacer le marché des autres pays pour le concentrer dans cette
vallée, tel est le but que se proposent ces hommes. Résultats
d'expérience, plans, modes d'opérer, indications de gisements, ils
mettent tout à la disposition de ceux qui viendront s'établir à côté
d'eux. Et, en effet, la concurrence n'est pas à craindre en face des
besoins chaque jour plus intenses, toujours supérieurs à la production.
Schwabwiller est le seul endroit connu en France où l'on trouve du
pétrole et sur les 26 sondages, tous heureux, faits dans la vallée,
deux seulement sont exploités et donnent en outre une qualité d'huile
bien supérieure
aux produits des autres pays. En effet, M. H. Sainte-Claire Deville,
membre de l'Institut, chargé par le gouvernement de faire des études
d'application sur les huiles de pétrole de toutes provenances, classa
dans son remarquable compte-rendu à l'Académie des sciences le 22 mars
de l'année dernière, les huiles de la mine de Schwabwiller au premier
rang comme étant très supérieures aux meilleures huiles de Pennsylvanie
(2).
Ces huiles de Schwabwiller sont douées de propriété fort précieuses.
Elles sont exemptes de la présence de ces essences dangereuses que
contiennent les huiles de Pennsylvanie, et la lumière qu'elles
produisent est d'une intensité supérieure à toutes les
huiles américaines.
Aussi des mineurs de Schwabwiller, qui travaillent au fond des puits,
d'extraction dans les galeries où l'huile coule de tous côtés,
lorsqu'ils rencontrent des rochers qui font obstacle à l'avancement de
leurs travaux, les font-ils journellement sauter à la poudre, à
laquelle ils mettent bravement le feu, sans redouter le moindre danger.
Du reste, M. Jacquemin, professeur de chimie à l'Ecole de pharmacie et
directeur de la station agricole de notre département, prépare un
mémoire en ce moment. Il nous fera l'histoire de cette paisible vallée,
où bientôt le grincement des machines et le souffle des tuyères auront
remplacé le silence et l'inaction. Il vous dira aussi quel est l'avenir
réservé à cette industrie née d'hier et ce qu'elle recèle de trésors
pour ceux qui sauront la diriger.
Une charmante maison d'habitation, bâtie dans un style Louis XIII très élégant, domine les usines
installées récemment sur la mine même, où le raffinage des huiles
brutes a lieu suivant des procédés secrets de fabrication, qui
permettent d'épurer 3 000 litres d'huile par 24 heures, dans des
appareils distillatoires à alimentation continue, remarquablement
construits par d'habiles mécaniciens de Paris.
Voilà une grande et intéressante industrie digne de toutes les
sympathies et qui est appelée à rendre de notables services à notre
pays. Nous sommes heureux après la visite que nous venons defaire à
Schwabwiller de signaler cette nouvelle exploitation à l'attention de
tous les hommes de progrès.
Ch. Müller fils, ancien préparateur de chimie à l'Ecole de pharmacie de Strasbourg,
(Le Courrier du Bas-Rhin, jeudi 30 juin 1870).
NOTES :
(1) Les Mondes, Revue hebdomadaire des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, 1866, p. 594.
(2) Cette étude, intitulée « Mémoire sur les propriétés physiques et le pouvoir calorifique des pétroles et huiles
minérales » parut en trois parties dans les Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'Académie des sciences, t.
66, 1868, p. 442-455 et t. 68, 1869, p. 485-502 et 686-694. Elle prend en compte deux échantillons de l'huile de
Schwabwiller que M. Sanyas « de la Compagnie des pétroles français » avait fait parvenir à M. Sainte-Claire Deville.